La semaine dernière, je vous présentais ma recommandation de première découverte en littérature Fantasy. Cette fois-ci, faisons l’inverse : je vous parle d’une trilogie par laquelle ne surtout pas débuter. Bon. Hum. Maintenant que ça, c’est dit – bienvenue dans l’univers des Terres Fracturées !
Autrice afro-américaine d’une cinquantaine d’années, N. K. Jemisin est aussi conseillère d’orientation pour adolescents, et détentrice de diplômes en éducation et psychologie. Sa carrière débute en 2002 et presque tous ses écrits se verront récompensés de prix littéraires. En somme, lorsque N. K. Jemisin débute quelque chose, elle le fait bien.
Dans cet article, je vous parle du premier tome de la trilogie des Terres fracturées : la Cinquième Saison. Publié en 2016, il remporte le prix Hugo Award (prix littéraire de l’Imaginaire le plus prestigieux des Etats-Unis). Et tant qu’à faire, ce sera aussi le cas des deux tomes suivants, le tout sur trois années consécutives. Très impressionnée par ce palmarès, et face à l’engouement autour de ce titre, je n’osais pas y mettre le nez – par peur d’être déçue. Alors, quant au détour d’une vente d’occasion la Cinquième Saison m’est tombée dans les mains : je n’ai plus eu le choix, il a bien fallu s’y mettre aussi.
Aujourd’hui, à mon tour, je viens vous dire de le lire.
Voici ce que l’on y trouve :
La terre tremble si souvent que chaque civilisation est menacée en permanence. Le pire s’est d’ailleurs déjà produit plus d’une fois : de grands cataclysmes ont détruit les fières cités érigées par les Hommes, et soumis la planète à des hivers terribles, d’interminables nuits de cendre. L’humanité y survit de justesse, encore et encore. Les gens comme vous, les Orogènes, possédez le don de dompter volcans, montagnes et séismes. Vous devriez être vénérés. Mais il n’en est rien. Vous devez vous cacher, vous faire passer pour une autre. Jusqu’au jour où votre mari découvre la vérité, massacre de ses poings votre fils de trois ans et kidnappe votre fille. Sur les traces de la vengeance, votre chemin commence.
“For all those who have to fight for the respect that everyone else is given without question”
Pour tou·tes ce·lleux qui doivent se battre pour le respect que tous les autres se voient donné sans hésitation
N. K. Jemisin nous livre un récit tout à fait inédit dans le monde de la Fantasy.
Le prologue à lui seul est une ode au changement. L’autrice fait fi des sempiternelles prologues typiques du genre : un lieu où l’auteur·ice dévoile l’univers créé, ses grandes dynamiques et particularités, voire, l’explication d’un système de magie. Une sorte de notice avant d’adopter le point de vue de la narration.
Exit tout cela ! Ici, Jemisin énonce des faits pour ensuite les démentir, évoque différentes mises en contexte, fait des références directes à des coutumes que nous ne nous connaissons pas encore, aligne plusieurs voix à la suite… Cependant, n’ayez crainte, tout s’explique au gré des pages. Et je vous assure qu’une fois le tome terminé, vous serez ravi d’aller relire ce prologue détonnant et d’y trouver toutes les références que vous aviez manqué. Et ça, c’est un vrai plaisir de lecteur, non ? De fait, si ce prologue est difficile à appréhender au premier abord, il n’est pas là par hasard et mérite un effort de notre part.
Scindée en trois points de vue, la Cinquième Saison nous emporte au gré des histoires d’Essun, Syenite et Damaya. Et selon le personnage suivi, le pronom narratif change (« tu » / « elle »). Grâce à ce procédé littéraire, Jemisin apporte une connaissance complète de son univers, sans pour autant marteler le lecteur d’informations. Elle démontre aussi l’ampleur du caractère propre à chaque personnage – ce que Damaya interprète de telle façon, est appréhendé différemment par Syenite. Et puisque ce que l’une nous a expliqué, une autre le découvre plus tard, alors le lecteur peut anticiper certains éléments lors de scènes clefs, le cœur serré pour son personnage favori. L’autrice implique son lecteur autant que possible et crée des éléments de tension solides.
L’une des grandes forces de N. K. Jemisin, c’est aussi la volonté de démontrer la pluralité des personnalités et réactions humaines. Là encore, exit les grands clichés de caractères typiques en Fantasy. L’humain est un être paradoxal, souvent contradictoire et l’autrice capte avec brio l’étendue des émotions possibles, ainsi que leurs effets potentiels. Je pense notamment à la scène de rencontre avec Hoa, un enfant croisé au détour d’un chemin. Hoa est apparemment seul, sans famille, en pleine Saison – ce fameux évènement climatique destructeur.
“[…] a child who’d obviously been through some disaster, sitting naked in the middle of a meadow, surrounded by falling ash – and yet, playing. Humming, even. And when he saw you awake and looking, he smiled.”
Un enfant qui avait clairement subi quelque désastre, assis nu au milieu d’une prairie, entouré d’une pluie de cendre – et pourtant, jouant. Chantonnant, même. Et quand il te voit réveillée, qui le regarde, il sourit.
Parce que subir un traumatisme n’est pas synonyme de réaction universelle écrite en avance (prostré·e, en état de choc, etc.). Parfois, c’est le déni, la vie qui suit son cours et pour les personnes environnantes, l’interrogation, voire l’incompréhension totale.
Cet aspect fait partie des raisons pour lesquelles j’adore N. K. Jemisin. Ce sont toutes ces observations psychologiques qui rendent ses personnages authentiques et puissants. Et si elle raconte aussi bien la douleur, elle sait aussi montrer l’amour, la solidarité, les joies, et parsème le tout de notes d’humour.
« Certains disent que la Terre est en colère
Parce qu’il ne veut aucune compagnie
Moi je dis que la Terre est en colère
Parce qu’il vit esseulé. »
Dans ce monde où rien ne reste, l’autrice a travaillé en profondeur les dynamiques qui tissent une société – autant dans les aspects sociaux, économiques, politiques, qu’historiques. N. K. Jemisin propose un univers sans faille et en toute cohérence avec la particularité de sa planète.
En effet, chaque début de chapitre présente des éléments d’archive historique, et en fin de tome, se trouve une documentation détaillée des Saisons passées. Durant le récit, il y a tout le détail d’une vie quotidienne : l’architecture des bâtiments est adaptée aux drames climatiques, les animaux changent au fil des Saisons, et il en va de même concernant l’importance des rôles sociaux et politiques au sein d’une communauté.
Et puis, Jemisin narre une société dans laquelle ses êtres les plus compétents sont rendus impuissants et détestés de tous. De l’impolitesse systématique aux pires actes de torture, l’autrice nous raconte l’éventail des violences subies par les Orogènes. Elle brode ces éléments dans un style limpide, sans fioriture, et avec une férocité percutante.
“You hate the way we live. The way the world makes us live. Either the Fulcrum owns us, or we have to hide and be hunted down like dogs if we’re ever discovered. Or we become monsters and try to kill everything. Even within the Fulcrum we always have to think about how they want us to act. We can never just… be.”
Tu détestes la façon dont nous vivons. La façon dont le monde nous fait vivre. Soit nous appartenons au Fulcrum, soit il faut nous cacher et être pourchassés comme des chiens si nous sommes découverts un jour. Soit nous devenons des monstres et tentons de tout détruire. Même dans le Fulcrum, nous devons toujours prendre garde à comment ILS veulent que nous agissions. Nous ne pouvons jamais juste… être.
Enfin, la magie. Parlons-en de la magie.
Le talent inné des Orogènes est connu de tous – enfin, surtout ses conséquences. Mais réellement, c’est une chose brumeuse aux ramures indéterminées, et dont la puissance est crainte et très inégale d’un être à l’autre. Dans ce roman, N. K. Jemisin n’adopte pas le chemin attendu d’un système de magie aux règles claires, précises, et doté d’une notion d’équilibre. Au contraire, la magie dont recèle la Cinquième Saison est plutôt une faculté pratique tournée à l’avantage des puissants.
« J’anéantirai le monde entier, s’ils viennent encore nous faire du mal. »
Mais nous serions malgré tout blessé, se dit-elle.
La Cinquième Saison est un livre qui nous sort de notre zone de confort, c’est une lecture qui challenge. Tout y est placé avec précision pour surprendre le lecteur, de révélation en révélation. N. K. Jemisin brode un récit aux coutures robustes, et à l’univers extrêmement riche. La plume y est belle, froide, efficace et l’autrice nous délivre de magnifiques vérités humaines. C’est une histoire renversante, faite d’une main de maître(sse) et d’une profondeur rarement égalée.
Voici plusieurs mois que je l’ai lu, et honnêtement, je ne m’en suis toujours pas remise. Alors, je ne peux que vous inviter à y plonger aussi.
La bise les ami·es, bon dimanche.

OK, OK, je vais le lire !
Oui, oui, oui ! Vraiment, c’est une œuvre qui va marquer notre génération de littérature F, c’est sûr !