En août 2022, parut Les marins ne savent pas nager aux éditions la Peuplade. Il est le deuxième roman de Dominique Scali, romancière québécoise, et fait environ 700 pages. Sélectionné pour le Grand Prix de l’Imaginaire, la lecture de ce roman s’inscrit dans l’objectif dont je vous parlais la semaine dernière. Cependant, je n’ai pas pour but de chroniquer chacun de ces livres ! Alors, si je vous parle aujourd’hui de ce roman, c’est parce que Les marins ne savent pas nager est un très bel exemple de fusion entre littérature historique et fantastique. Fans de littérature classique et de romans de la mer, cette chronique est pour vous !
Les marins ne savent pas nager raconte l’histoire de Danaé Berrubé-Portanguen, dite Poussin, qui possède le don rare de savoir nager. Danaé est orpheline et vit sur l’île d’Ys, au milieu de l’océan Atlantique. Mais Danaé est du côté des marins, non des terriens ; elle ne réside pas dans la cité fortifiée, mais bien sur les plages aux échouements. Cependant, Danaé est habitée d’ambitions, de rêves, et nous la suivrons dans son chemin vers la grande cité.
« Danaé était orpheline. Les orphelines du rivage étaient comme la mousse jaunâtre qui s’accumulait dans les rigoles de roches et sur les alignements de varech : des résidus du gros temps. »
Pour ce roman, Dominique Scali a fondé tout un univers autour de la légende bretonne de l’île d’Ys. Le récit se place au XVIIIème siècle, et l’autrice a effectué un formidable travail de recherche et de création. En effet, chaque chapitre de l’histoire de Danaé est entrecoupé de pages narrant le monde dans lequel elle évolue, et ce dans son entièreté. Durant ces intermèdes, l’autrice dépeint la Saine Rotation – son mécanisme, ses conditions, ses forces et ses limites. Car, sur l’île d’Ys, seul·es les plus méritant·es peuvent accéder aux portes de la cité fortifiée, et uniquement lorsqu’une place s’y libère. Mais l’autrice nous parle aussi des marins, ces êtres qui ne vivent que par et pour la mer, leur vie, leurs coutumes, leur vocabulaire et l’origine de leurs traditions. C’est une vraie petite encyclopédie que nous fournit l’autrice, au fil de la vie de Danaé. Mais pour autant, Dominique Scali n’a pas vocation à nous étouffer d’anecdotes, ou de savoir. Ces intermèdes ont un objectif : nous mener vers le dénouement du roman et offrir une compréhension de ce qui se trame, en dehors du point de vue centré sur Danaé. Les deux aspects se rejoignent, et autant le narrateur externe que Danaé critiquent tour à tour la méritocratie gouvernant la cité d’Ys.

Plus encore qu’une critique de cette pensée, Les marins ne savent pas nager nous offre une plongée dans les eaux froides de la misère. Dans la vie des marins et de leurs matelotes, tout y est comparaison à l’océan, au vent, aux falaises environnantes. La plume de l’autrice confine à la poésie, toujours aqueuse ou minérale, et elle est aussi abrupte et cinglante que ce qu’elle est jolie. Car Dominique Scali décrit avec précision ce qu’est la vie glaciale, la vie trempée, la vie sans rien – même plus l’espoir, seulement la résignation. Face à des discours faisant l’éloge de l’héroïsme, de la prouesse et de l’exploit, émis depuis les salons chauds de la cité, les marins font figure de réelle bravoure à nos yeux de lecteurs.
« Le vrai courage, c’est quand il est plus facile de s’abandonner à la mort que de continuer à vivre. Quand on souhaiterait que viennent les requins, les pirates, les ouragans, toutes ces choses effrayantes qui pourraient nous délivrer. C’est dire oui, je vais passer un jour de plus sans eau, sans mangeaille, une heure de plus à endurer mes plaies vives, brûlées par le sel. C’est ça, la bravoure des grandes personnes, la celle dont on ne parle pas aux enfants. Elle est moins jolie, celle-là. »
L’autrice narre l’histoire de Danaé Poussin, et pourtant, son histoire n’est pas tant la sienne. Car dans la misère, les femmes sont bien souvent le récipient des malheurs des autres ; certains hommes peuvent en sortir, les femmes, elles, seront toujours dernières à le faire. Et cela, l’autrice le décrit avec justesse. L’histoire de Danaé débute par un homme et les idées de grandeur qu’il lui instille, et termine par un autre, coupant à ras celles-là mêmes. Danaé se veut actrice, devient passive et finalement, porteuse, donneuse d’autres. Et dans tout cela, il y a la sororité ; les conseils, le soutien, les leçons transmises de l’une à l’autre. Toutes essayent, quitte à échouer. Elles s’y attendent presque même, tant l’histoire ne fait que se répéter.
« La vérité, c’est que j’en ai assez des hommes et de leurs esbrouffes. J’ai bien cru à leur spectacle, à leur appétit manifeste. Mais c’est toujours de courte durée, sans conséquence, comme le fracas des vagues contre les rochers. Ca ne peut pas être que ça. Il me semble que le vrai désir devrait être invisible comme une lame de fond qui déplace les objets sur des lieues et qui façonne les littoraux sous la surface, qui bouleverse l’alignement du monde. »
Les marins ne savent pas nager est une ingénieuse fusion entre le roman historique francophone et la littérature de l’Imaginaire. Comme je l’évoquais plus haut, la plume de Dominique Scali est profondément empreinte de l’océan, des falaises et du varech. Mais elle est aussi proche de grands romans classiques de nos contrées et n’est pas sans rappeler la littérature des XVIII et XIXème siècles. Une fois de plus, Dominique Scali démontre l’étendue de ses recherches et tout son vocabulaire est adapté à l’époque dans laquelle le récit prend lieu. Le champ lexical, même, est analysé et chroniqué durant les interludes. Personnellement, j’y ai trouvé une saveur surannée, quelque chose rappelant mes années lycées, et l’étude des Dumas et Balzac. Comme un parfum de la littérature « d’avant ». L’autrice a très bien saisi ces univers et soigné à la perfection son style.
Mais Les marins ne savent pas nager, ce n’est pas juste une fragrance de classicisme. C’est aussi une réécriture du conte breton de l’île d’Ys, et c’est bien là qu’intervient tout le domaine de l’Imaginaire. Dominique Scali s’est éloignée tout à fait de la légende d’Ys – ne s’y trouvent plus de princesse Dahut, ni de roi Gradlon, et encore moins de pureté chrétienne face au paganisme. Pourtant, l’autrice raconte toute la fierté des peuples bretons, leur vaillance face aux éléments et la scission entre le breton marin et le breton paysan.
« Quand venait le moment de signer leur nom sur un rôle d’équipage, les illettrés reproduisaient leur plus singulier tatouage pour que personne ne pût contrefaire leur paraphe. Analphabètes, oui. Quelconques, jamais. »
Je trouve que c’est une réécriture de mythe très intelligente. Elle n’est pas une retranscription modernisée des personnages faisant la légende ; mais bien une retranscription de l’essence environnante : un peuple, une culture, des traditions – et de là, elle en a tiré ses propres personnages dont seront faits les légendes. Quelle finesse !
Merci Mme Scali de mettre à l’honneur la pluralité de la littérature de l’Imaginaire, et ce, avec autant d’intelligence et de beauté.
Allez les ami·es,
La bise, et bon dimanche.

C’est bête, mais je ne pense pas avoir déjà lu de la littérature québécoise… J’y remédierai certainement avec ce roman-ci ! En plus, il y a eu une période dans ma vie de lectrice où je lisais énormément de littérature historique, imaginaire ou non, et je constate aujourd’hui que je m’en suis éloignée. Là aussi, peut-être ce roman pourra-t-il y remédier ?
Celui-ci, plutôt à consommer en hiver, lové.e dans le plaid et si ton coeur te parle de grande envolée lyrique et d’épopée triste ! Merci pour ton passage, c’est toujours un plaisir de te voir par ici. Mouak !