C’est une expérience singulière dans la vie d’un·e lecteur·ice que je souhaite vous partager en ce dimanche d’Avril : la découverte d’un livre publié à titre posthume. Plus curieux encore : un livre non terminé, pas même corrigé.
Avant de nous plonger dans l’examen du livre du jour, prenons un instant pour nous imprégner des circonstances de cette publication.
Imaginez un auteur né aux Etats-Unis en 1957 et qui, tout du long de sa carrière, est connu et reconnu pour son œuvre au sein de la littérature de l’Imaginaire. Imaginez un auteur débutant à 19 ans par une nouvelle dans un magazine de SF, et qui, à chaque publication de ses livres, se voit récompensé de grands prix. Parmi ceux-ci, rien de moins que le meilleur livre de Fantasy du monde en 1984, à l’âge de 27 ans. Le jeune homme évolue dans les sphères de célèbres auteurs à venir, tels que Neil Gaiman, Robert Jordan, ou encore Ellen Kushner. Il participe à la vie de nombreux magazines de SF/F, est créateur de jeux de société fantastiques, tient un blog, participe à des conventions, et dessine même les cartes des univers de ses ami·es (notamment pour La Roue du Temps de Jordan). Sans jamais s’arrêter, il écrit, écrit et écrit encore, et quand il trouve le temps, il publie des anthologies de poésie. Mais ledit auteur connait une santé fragile depuis l’enfance, et chaque nouvelle infection ruine ses économies. Sa maison d’édition l’enjoint à écrire de grandes sagas, des trilogies au moins ; de quoi créer l’apanage commercial d’un G.R.R Martin (auteur du très célèbre Trône de Fer). Mais notre protagoniste n’y entend rien ; il veut écrire selon ses idées, et c’est grâce à ses ami·es auteur·ices qu’il parvient à régler ses énormes dettes médicales. Depuis plusieurs années, il travaille sur un grand roman, une œuvre superbe : Aspects. Seulement, le destin en a décidé autrement, et en 2006, à l’âge de 49 ans, John M. Ford s’éteint.
Avec lui, son œuvre sombre dans l’oubli.
Jusqu’au jour où.
Jusqu’au jour où un journaliste et essayiste se rappelle avec nostalgie les écrits de John M. Ford et entreprend de se procurer les romans de l’auteur chéri. A sa grande surprise, il découvre qu’il n’y a plus de tirages effectués ; tous les romans ne sont disponibles qu’en occasion, et à des tarifs excessifs. Alors, Isaac Butler enquête : pourquoi John M. Ford n’est-il plus publié ? Qu’est-il arrivé à l’œuvre de cet auteur pourtant reconnu et célébré ? De fil en aiguille, le journaliste découvre un John M. Ford en froid avec sa famille, des parents très conservateurs et opposés à sa vie d’auteur, mais aussi une agente littéraire éperdue entre chagrin face à la mort de son client et ses propres difficultés personnelles. Sans trop savoir qui des deux est tout à fait responsable des fins de contrat d’impression, Isaac Butler s’évertue néanmoins à renouer un dialogue entre la maison d’édition Tor et la famille de John M. Ford.
C’est ainsi qu’en 2022, nous parvient enfin la publication du livre Aspects, le dernier joyau de l’œuvre de John M. Ford.

Alors, quel est donc Aspects et comment ai-je vécu sa lecture ?
Aspects nous emporte dans le quotidien de Varic, un politicien parlementaire au sein d’une société pré-Victorienne où la sorcellerie est efficiente, et fait partie intégrante de la vie courante. Nous faisons aussi la rencontre de Longlight,, gouverneuse d’un état fédéré. Tous deux débutent une relation aux mille facettes, et à leurs côtés, nous découvrons la cité de Lystourel.
Définie comme une œuvre socio-politique par l’auteur lui-même, Aspects est un livre exigeant, à l’écriture minutieuse et passionnante.
John M. Ford prend le parti de ne pas offrir de réponses directes à son·a lecteur·ice : l’approche du récit y est naturelle. C’est une plongée dans une vie quotidienne, un lieu commun pour les protagonistes ; de fait, ceux-ci n’éprouvent pas de nécessité à expliquer la culture environnante. Voyez cela comme un voyage à l’étranger : il n’existe pas de grand panneau explicatif à chaque coin de rue pour le touriste que vous êtes. Il en va de même ici.
Cette démarche comporte aussi un aspect intellectuel et artistique : lorsque John M. Ford n’explique pas tout de go un concept qui nous est inconnu, c’est qu’il y a une raison. L’auteur nous invite à chercher les réponses par nous-même, à s’interroger sur ce qui vient d’être narré. Pas de panique, toutefois : il ne s’agit pas de nous laisser les bras ballants, et tout se voit expliqué au fil des chapitres.
Ce travail d’immersion en pays inconnu, c’est un gage de réalisme et d’authenticité de la part de l’auteur. Ici, se trouve l’une des très grandes qualités de John M. Ford : sa faculté à donner vie aux personnages et monde qu’il a créé. John M. Ford décrit avec soin tout ce qui bâtit la vie de ces humains, et la logique qui leur est propre. Par exemple, lorsque Varic évolue en ville, les détails remarqués sont raccordés à sa culture politique. Ainsi, il nous raconte les origines de Lystourel, son évolution dans le temps, les changements que Varic a observé. Etrangère à ces lieux, Longlight observe d’autres aspects et vient compléter notre regard.
Varic wondered, by no means for the first time, if they would understand each other now. He supposed they would, though to what degree he could not know, and he had no clue whether it would have brought them closer.
Varic se demanda, non pas pour la première fois, s’ils se comprendraient l’un et l’autre aujourd’hui. Il supposa qu’ils le feraient, bien qu’à quel degré il ne pouvait savoir, et il n’avait aucune idée de si cela les aurait rapprochés.
De même, les personnages narrés sont très entiers ; ils ont autant de belles qualités que de tristes défauts. L’auteur ne s’autorise aucun arrangement : les personnages sont tels qu’ils devraient être, en toute cohérence avec leur éducation, culture et philosophie de vie. Lorsqu’une histoire traite de politiques et de leviers de pouvoir, il est très appréciable de ne pas voir la réalité atténuée. Nous ne perdons jamais de vue l’ampleur stratège et calculatrice des personnages. Et pourtant, John M. Ford réussit le pari de susciter une profonde tendresse envers eux, un attachement sincère. Personnellement, voilà longtemps que je n’avais pas été autant habitée par des personnages et leurs humeurs – et ce, même une fois le livre refermé.
“To answer your fair and honest question, I believe that Varic has looked quite clearly into the wells of his own darkness. I choose to believe that he knows what he could do, and is happy that he does not do it.”
Pour répondre à votre juste et honnête question, je crois que Varic a regardé avec quelque franchise le puits de ses propres ténèbres. Je fais le choix de croire qu’il sait ce dont il serait capable, et est content de ne pas le mettre en œuvre.
La deuxième très grande qualité de l’auteur réside dans son écriture même. John M. Ford nous livre un véritable travail d’orfèvre, sans jamais tomber dans le registre pompeux et/ou inaccessible. Aspects comporte de nombreux passages proches de la versification anglaise (des rimes de fin, l’alternance de syllabes accentuées et non accentuées…) et l’effet est assuré : la lecture roule avec grâce. John M. Ford est un amoureux du mot, il nous confie des champs lexicaux très fournis et s’amuse de certains termes à double sens ; il les déplie, les replie, joue avec. L’auteur est aussi un passionné de Shakespeare, et j’ai cru voir dans l’un de ses personnages une ode au Maître britannique. Aspects est un bonheur pour tout lecteur aimant le travail d’une langue, et j’encourage tout·e futur·e auteur·ice à étudier avec intérêt les mécanismes de l’écriture de John M. Ford. Si ce n’est pour l’intérêt de l’histoire, Aspects est au moins à découvrir pour la beauté de sa prose.
I entertained an automn thought of you,
An unexpected warmth with summer gone ;
It colored deep, as leaves in autumn do,
And I allowed the wind to blow it on
D’ailleurs, l’histoire, parlons-en. Dans la plupart des romans de SF et de Fantasy, le récit tourne autour de « l’Evènement » ; ce moment, ou cette variable, dont un univers dépend. Ça peut être « l’Evènement » qui amènera la fin d’un monde, ou à plus petite échelle, la séparation d’un cercle social – quoiqu’il arrive, il est le point central dont découlent des conséquences importantes pour les protagonistes suivis. Ces dernières années, une nouvelle catégorie de romans SF/F a fait son apparition : la “cosy fantasy” – des histoires aux enjeux faibles, voire inexistants.
Vous me voyez venir avec mes gros sabots et je vous le dis franchement : dans Aspects, il ne se passe pas grand-chose. Et mine de rien, mieux vaut le savoir ! Il n’existe pas de grandes menaces, de prophétie terrible, ni d’épopée à venir. Aspects un roman « tranche de vie » ; un instant de partage avec d’autres humains. Alors, peut-on parler d’un auteur avant-gardiste quant à ce genre? Il ne m’appartient pas de le définir. En revanche, la lecture d’Aspects m’a profondément étonnée de par son progressisme. Chaque interaction intime entre les personnages comporte une demande de consentement, par exemple. Il n’y a jamais de réflexion à l’encontre des femmes qui gouvernent – pas même de la part de leurs rivaux. Il n’y a pas de rivalité féminine en faveur d’un homme, les couples homosexuels existent à plusieurs reprises et ne sont jamais décriés, ni problématiques. Les relations amoureuses connaissent différents modèles représentés et sont toujours approchées avec grande maturité. De toutes mes années de lectrice, je crois bien que c’est la première fois que je lis un homme hétérosexuel de 50 ans qui ne tombe dans aucun de ces défauts. Tout cela, en 2006 qui plus est !
“[…] But a Coron must never show weakness toward anyone, didn’t your father teach you that ? Certainly not to another Coron.
“Mais un Coron ne doit jamais faire montre de faiblesse à qui que ce soit, votre père ne vous l’a t’il pas enseigné ? Certainement pas devant un autre Coron.
– My father did teach me that, she said. He also taught that me that one can be tender without being weak.”
– Mon père me l’a bien enseigné, dit-elle. Il m’a aussi appris que l’on peut être tendre sans être faible.”
Puisqu’il faut bien que cette chronique ait une fin, évoquons-la, la fin… Aspects est une œuvre inachevée. John M. Ford n’a pas eu le temps d’écrire les derniers chapitres. Puisque l’expérience est aussi inédite, je ne peux que vous parler de mon ressenti personnel face à cela : j’ai été ensorcelée par ce roman, il figure parmi mes plus belles lectures Fantasy et oui, il est frustrant, triste même, de ne pouvoir aller jusqu’au bout de l’histoire. J’aurais aimé connaître la volonté de John M. Ford, découvrir ses derniers vers, rester encore un peu aux côtés de Varic, Longlight, Silvern et Brook. Il est difficile de ne pas savoir le point final. Néanmoins, je préfère avoir eu la chance de lire cette histoire inachevée, plutôt que de ne jamais l’avoir connue.
La bise les ami·es,
Bon dimanche.

Je crois que ça s’appelle un coup de cœur ça ! Il serait compliqué pour de commencer par un tel livre en anglais, mais décidément il va bien falloir que je m’y colle pour collectionner les pépites que tu proposes…
C’est clairement ma lecture préférée depuis le début de l’année, en tout cas ! Malheureusement, personne n’a acheté les droits concernant la traduction française pour le moi. J’espère sincèrement voir cet auteur réhabilité !