Il y a un livre dont je ne vous ai pas encore parlé : un livre découvert en ce début d’année, et qui est resté à mon esprit plusieurs semaines. Souvent, lorsque j’entame une nouvelle lecture, ou un nouveau film, j’aime à ne rien connaître du synopsis. Pas de 4ème de couverture, ni de bande annonce – je savoure l’expérience de la découverte pure. Il en a été de même concernant cet ouvrage ; j’avais seulement pris connaissance de sa nomination au meilleur roman des Hugo Awards de 2018. D’ailleurs, à ses côtés, étaient en lice les Terres fracturées de NK. Jemisin dont je vous ai parlé ici. Alors, au commencement de cette histoire : je ne m’attendais à rien, et quelle ne fut ma surprise de découvrir une véritable petite pépite !
Aujourd’hui, j’ai le plaisir de vous présenter le roman Six Wakes de Mur Lafferty, une romancière américaine née en 1973. Publié en 2017, Six Wakes est un livre de 360 pages qui fusionne deux genres : la Science-Fiction et le roman policier.
L’histoire prend place à bord du vaisseau Dormire. Engagée à bord de celui-ci, Maria Arena s’éveille en salle de clonage dans un corps tout neuf, sans aucun souvenir de la fin du précédent. Or, la situation est plus que critique : l’équipage entier a été assassiné et les clones de ses collègues s’apprêtent, à leur tour, à ouvrir les yeux sur la scène horrible. Tous les six vont enquêter sur le meurtre qui les a concernés. Et tous les six, à tout prix, doivent empêcher l’histoire de se répéter.
Les chroniques s’amoncellent dans ce petit bout d’Internet, et les inclinations de leur autrice (aka, moi) se révèlent au fil de celles-ci. Alors, sûrement l’avez-vous compris : j’aime particulièrement les livres aux thématiques travaillées et fournies ; les romans dont les auteur·ices tirent les ficelles de leur pelote et tricotent leurs sujets jusqu’au bout. Et lorsque l’une de ces thématiques concerne l’essence de l’être humain et toute ses ramifications, alors, je suis d’autant plus ravie.
En l’occurrence, le Six Wakes de Mur Lafferty coche ces cases ; et ce, avec grande habileté.
L’autrice adopte un style d’écriture simple et clair, dépourvu de grand effet stylistique. Cet aspect siéra aux lecteur·ices avides de contenu, tandis qu’il paraîtra insuffisant aux plus poétiques d’entre nous. Mais simple ne signifie pas simpliste. Mur Lafferty démontre une réelle maîtrise des mécanismes d’installation d’un univers neuf, et déroule son récit avec une limpidité considérable. L’autrice est très compétente ; elle ne verse jamais dans le “trop facile”, ni le “trop attendu” et la lire est un franc plaisir.
Principles are easy to have when you have a place to live and regular meals.
Il est facile d’avoir des principes quand tu as un lieu où vivre et des repas réguliers.
L’une des très grandes forces de Six Wakes demeure dans ses dialogues. Mur Lafferty créé des conversations percutantes et pertinentes à souhait. A plusieurs reprises, je me suis vue hausser les sourcils de surprise devant le caractère juste et puissant des échanges entre les protagonistes.
A cela, plusieurs raisons. La première est l’intérêt que l’autrice porte à l’unicité de chacun de ses personnages. Au travers de Six Wakes, nous adoptons les différents points de vue des membres de l’équipe du Dormire. Peu à peu, Lafferty nous dévoile toutes les strates de la profondeur de chacun ; autant dans la perception des autres sur eux, que leur regard au sujet de leur propre histoire, le comportement adopté en fonction des personnages rencontrés. Et bien sûr, tous leurs secrets enfouis. Durant plus de trois cent pages, nous explorons ce qui compose ces êtres humains, leur complexité et leurs contradictions. Il n’y a pas de compromis : Lafferty nous délivre tout, sans jamais diminuer les torts, ni les travers de ses personnages. Et pourtant, chacun des membres de l’équipage parvient nous séduire, tant l’autrice sait nous immerger dans leurs vies et ressentis. Avec eux et pour eux, nous frissonnons à l’idée de ne pas nous en sortir.
La force des dialogues repose aussi sur le travail approfondi de l’autrice concernant sa thématique principale : le clonage et ses répercussions. Mur Lafferty s’attèle aux multiples conséquences de cette avancée scientifique et humaine : socialement, politiquement, éthiquement, légalement, économiquement. Alors quand un sujet introduit est autant analysé, il ne peut en découler que des échanges d’une profondeur inouïe. Et c’est là où, à mon sens, nous touchons au cœur même de ce qu’est la Science-Fiction.
“Politics is almost never violent toward the people who are actually making the political decisions.”
La politique n’est presque jamais violente envers les personnes qui prennent vraiment les décisions politiques.
Pour approcher le sujet du clonage, Mur Lafferty interroge sur ce qu’est la vie même : l’humain se détermine-t ’il uniquement en regard de la biologie ? La question relève t’elle plutôt de l’âme et de la spiritualité ? Ou bien, sommes-nous une conscience, une mémoire, un esprit ? …Un peu de tout ça ?
De ces questionnements résulte la notion du rapport au corps : comment définir les limites du traitement d’un corps ? Que peut-on banaliser, ou au contraire, désigner comme horreur ? Et selon les réponses apportées, alors quelles peuvent en être les conséquences sociales, politiques ou religieuses ? Voyons plus grand encore. Imaginez tous ces sujets portés à l’échelle internationale, de pays à pays.
Et vous : si vous étiez immortel, d’itération en itération, qu’est-ce que cela signifierait pour vous ?
“I’m so sick of that argument. I’ve been hearing it for centuries. Playing God. Wolfgang, we played God when people believed they could dictate their baby’s gender by having sex in a certain position. We played God when we invented birth control, amniocentesis, cesarean sections, when we developed modern medicine and surgery. Flight is playing God. Fighting cancer is playing God. Contact lenses and glasses are playing God. Anything we do to modify our lives in a way that we were not born into is playing God.”
Je suis tellement fatiguée de cet argument. Je l’entends depuis des siècles. Jouer à Dieu. Wolfgang, nous jouions à Dieu lorsque les gens pensaient que nous pouvions choisir le genre de leur enfant en faisant l’amour dans une certaine position. Nous jouions à Dieu quand nous avons inventé la contraception, l’amniocentèse, les césariennes, quand nous avons développé la médecine moderne et la chirurgie. Fuir, c’est jouer à Dieu. Se battre contre le cancer, c’est jouer à Dieu. Les lentilles de vue et les lunettes sont jouer à Dieu. Tout ce que nous faisons pour modifier nos vies d’une manière différente de ce pour quoi nous n’étions pas nés, c’est jouer à Dieu.
Vous l’aurez compris : ce sont autant de sujets que Lafferty a pris soin de dérouler, et Six Wakes nous livre une lecture emplie de questionnements transhumanistes. Et de réponses aussi.
Mais Six Wakes, ce n’est pas qu’un livre de SF ! C’est aussi un livre policier !
Dans ce roman, tout y est serré. Le temps est une donnée terrible et l’enjeu est formidable ; il en va de la survie des membres de l’équipage, ainsi que de ce qui est transporté au sein du vaisseau. Le temps file à toute allure, et tout est à faire : le vaisseau prend l’eau, les corps doivent être nettoyés, les indices trouvés, et surtout, chacun doit se protéger. Puisque les heures sont comptées, la nécessité de travailler de manière soudée apparait bien vite. Cependant, il est difficile de s’ouvrir et de se soutenir quand on soupçonne l’autre d’être à l’origine de sa mort… C’est là que les espaces deviennent serrés, à leur tour. Avec Maria, nous souffrons de ne pas (plus !) connaître nos collègues, et de ne savoir à quel Saint se vouer. Au fil des découvertes, l’atmosphère se resserre encore, la proximité avec l’autre d’autant plus douloureuse. La tension de ce roman a quelque chose de très tactile, et lors des grandes scènes de suspens, Lafferty entretient un style littéraire sensuel, quasi palpable pour nous lecteur·ices.
Bien que l’autrice ne soit pas spécialiste des romans à suspens, elle nous présente ici un récit ficelé avec soin. Entre instants légers, conversations saisissantes, découvertes primordiales et scènes saturées de suspens ; l’enquête se déroule à un rythme fin et maîtrisé. Six Wakes comporte aussi plusieurs interludes narrant le passé des membres de l’équipage et je salue le placement judicieux de ceux-ci. Bien que du genre à me lasser de ce type d’intermède, je peux vous assurer que je les ai tous lus avec grande attention !
Enfin, les fans d’Agatha Christie sauront reconnaître son influence dans le texte – forcément, l’étude passe par les Maîtres du genre et je tiens à rappeler que Mur Lafferty est avant tout une autrice de SF. Cependant, Six Wakes n’est en rien une pâle copie de quelque enquête de l’ami Poirot, promis !
Alors, si vous aimez les conversations philosophiques et politiques, les atmosphères en vase clos, et vous creuser la tête dans la résolution d’enquête : Six Wakes est fait pour vous ! Il est à noter que la traduction française de ce récit n’existe pas encore, et j’espère vivement le voir un jour publié en nos belles contrées. Mur Lafferty gagne à être connue.
La bise les ami·es,
Bon dimanche.
