Cher·es lecteur·ices,
Je viens vers vous aujourd’hui avec une revue de lecture loin de m’être familière. L’amour de la littérature a ça de bon de rendre curieux, je crois, et il existe un genre que je n’ai jamais vraiment exploré ; c’est le roman graphique.
Il existe comme une rivalité, une prise de partie à adopter : lorsque l’on aime les livres, on est soit passionné de bandes dessinées, soit de romans écrits. Chaque équipe se tire la bourre, vante les mérites de l’un et se méfie de l’autre, et la bibliothèque s’en trouve remplie à ras bord d’une catégorie et pas de l’autre. Moi-même, je n’ai pas failli à ce sectarisme et le petit nombre de romans graphiques fait pauvre mine sur son bout d’étagère, face à la multitude de romans écrits. Bon, il ne s’agirait pas non plus d’en venir au sempiternel débat du repas dominical : « la BD est-elle bien un livre ? » (La réponse est oui). N’exagérons rien. Et pour être franche avec vous, si je n’ai jamais vraiment mis les pieds dans la BD, c’est parce que je crains de m’y noyer. (Ma chère maman et la fortune que lui a coûté ma collection adolescente de mangas s’en rappelle encore.)
Cependant, face à l’oppression terrible du clan BD-iste, parfois, je cède. Ce fut le cas avec l’œuvre présentée aujourd’hui, et j’aime à penser que cette chronique apportera un peu de diversité parmi les romans habituellement présentés. J’espère que cela vous plaira aussi.
Suite aux enthousiastes invitations (menaces) à le lire, je me suis procurée le roman graphique de Timothé Le Boucher : 47 cordes. C’est un livre de 400 pages, son histoire prend place au sein de notre société contemporaine et son aspect imaginaire réside dans l’un de ses personnages principaux. 47 cordes est édité chez Glénat, c’est une duologie dont le second tome devrait être publié courant 2023 – on l’espère.
En voici le résumé, présenté par la maison d’édition :
Un jour, une métamorphe tombe amoureuse d’un jeune homme nommé Ambroise. Elle peut changer de forme à volonté, mais des questions finissent par la hanter : quel visage doit-elle incarner pour se faire aimer ? Qui doit-elle être pour conquérir sa proie ? Inconscient de l’obsession dont il est l’objet, ignorant la vraie nature de la créature, Ambroise cherche à acquérir une légitimité au sein de l’orchestre qu’il vient d’intégrer en tant que harpiste. C’est alors qu’il rencontre Francesca Forabosco – cantatrice aussi excentrique que renommée – qui va le prendre sous son aile. Elle lui propose un marché. S’il veut obtenir la harpe de ses rêves, Ambroise devra relever 47 défis. Un seul échec, et l’instrument lui échappe…
Avant de m’exprimer au sujet de la construction du récit, il y a un sujet à adresser : le dessin ! La bande dessinée n’étant pas dans mes habitudes analytiques, je peux tout à fait faire preuve d’ignorance ou survoler quelque grande qualité de l’auteur – j’espère que le clan BD-iste saura me pardonner tout faux pas.
Je ne saurais définir le style de dessin de Timothé le Boucher. Néanmoins, je tiens à dire que j’ai aimé l’expressivité de ses personnages et le soin accordé à la personnalité esthétique de chacun. Leur style est affirmé ; il est aisé de reconnaître au premier coup d’œil le personnage venant d’entrer en scène. De même, j’ai beaucoup apprécié la fluidité visuelle du récit : les bulles sont placées de façon pertinente, filent d’une scène à l’autre, et les fins de page nous donnent envie de les tourner pour poursuivre le récit. L’auteur fait montre d’une belle maîtrise scénaristique et il est fort agréable de le suivre dans son histoire sans jamais trébucher sur la route.
A la lecture de 47 cordes, j’ai été impressionnée par la qualité des choix colorimétriques. Les accords de couleur sont toujours pertinents, agréables à l’œil, et les aplats sont très bien exécutés. La lecture des planches de Le Boucher est limpide ; l’œil ne se perd pas dans la page. Nous savons où regarder, et ainsi, l’auteur ne nous sort jamais du récit. Les planches sont gracieuses et je me suis souvent arrêtée pour en apprécier l’impression d’ensemble. Enfin, l’auteur n’a pas été avare en illustrations ; nous sommes régulièrement exposé·es à des illustrations en pleine page – des « bonus » à portée esthétique. J’imagine les heures de travail que cela lui a demandé en plus !

Dans ce roman graphique, Timothé Le Boucher nous propose une histoire pleine d’hypnotisme, de sensualité, et de grincements aussi. Les débuts de 47 cordes nous portent à rester méfiants : Ambroise est un jeune homme apparemment glacial, et la métamorphe est tout à fait obstinée dans sa quête de séduction. Les deux personnages nous perturbent et l’on se demande qui soutenir. Car, si la métamorphe créée une obsession dont on ne connait les limites, Ambroise, de son côté, ne nous apporte pas bien de chaleur au cœur non plus. Alors, nous voguons entre deux eaux ; quel sera l’avenir d’Ambroise, face à cette créature si résolue ? Souhaitons-nous le soutenir, lui et son impassibilité aux allures dédaigneuses ? Et qu’est-ce que ce ressenti traduit de nous en tant que lecteur·ice ? Cependant, l’auteur nous présente les lignes du cœur de chacun·e et nous nous en retrouvons séduit·es, saisi·es. Par exemple, l’introduction du carnet à dessins d’Ambroise est une plongée directe dans son esprit et c’est une excellente façon de nous représenter ce qui prend place derrière son masque impassible. La métamorphe, quant à elle, emprunte apparence après apparence, mais ne semble pas trouver la percée dans le cœur d’Ambroise. Avec elle, nous cherchons la solution.
Le Boucher fait preuve d’une finesse remarquable quant à l’équilibre juste. Il fait naître un grincement en nous, une défiance précautionneuse, et finalement, retourne tout à fait nos opinions. Avec Le Boucher, nous marchons sur le fil du rasoir, mais sans jamais prendre le risque de nous blesser. Car l’auteur prend soin de son·a lecteur·ice et ne l’expose pas à une cruelle – et énième… – histoire d’un dominant envers un dominé. 47 cordes est avant tout un récit d’apprentissage psychologique, et d’une romance résolument mature. Le chemin de la séduction est tortueux, sensuel, parfois difficile et souvent, enchanteur. Il me tarde de voir ce que fera l’auteur de cette histoire dans son deuxième volet.
Le premier tome de 47 cordes est une mise en place tranquille de l’histoire ; Le Boucher prend son temps, il explique, développe, nous montre ce qui est à regarder. Le roman éclate en plusieurs intrigues, certaines plus pressantes que d’autres. L’auteur en profite pour raconter l’une quand l’autre nous a tenu en haleine, et qu’une pause de tension est la bienvenue. En sus de cette utilisation opportune des différentes trames, l’auteur a établi une segmentation par chapitres. Je ne sais pas si cela est fréquent dans l’univers de la BD, mais j’ai trouvé cela malin et signe d’un auteur habile dans ses gestions du rythme et des temps.
Le Boucher propose une belle diversité dans ses personnages dessinés : personnes racisées, transidentités, invalidités, homosexualités, complexes esthétiques, difficultés psychologiques et sociales… L’auteur a à cœur de permettre à tout·es de se projeter dans son histoire. Le Boucher introduit la différence et la diversité comme une réalité de nos vies ; s’il n’appuie pas son propos à outrance, il alerte toutefois quant à certains sujets douloureux. Personnellement, j’ai trouvé le traitement de sa vision sociale fort à propos et respectueuse des potentiel·les lecteur·ices concerné·es.

Enfin, je terminerai cette chronique de 47 cordes par son envergure imaginaire. Le personnage de la métamorphe est fluide par essence ; elle emprunte de multiples apparences, change de genre comme de chemise, et d’allure esthétique aussi. La métamorphe est un puits de créativité et ne peut connaître de limites, si ce n’est l’imagination de son créateur. Elle est un grand souffle fantaisiste dans un univers contemporain. Le Boucher joue avec elle et ses possibles, et pousse le sujet grâce à l’apparition des proches connaissances de la métamorphe. De là, apparaissent des mises en scène extraordinaires, bizarres, fascinantes et fabuleuses. Car, à quoi peut bien ressembler un grand gala où seuls sont invités des métamorphes ? Quel peut être le quotidien de ces créatures, ou l’allure de leurs domiciles, de leurs voyages ? Ça ne peut être qu’une vie riche d’incroyable et de fantastique, à nos yeux de simples humains. Je ne délivrerai rien ici sur le sujet ; je ne peux que vous inviter à aller vous repaître des beautés proposées par Timothé Le Boucher.
Allez, la bise les ami·es,
Bon dimanche.