Au tout commencement de ce blog, j’avais fait le choix de vous parler d’une des plus grandes autrices de Fantasy et de Science-Fiction ; si ce n’est la plus grande : Ursula K. Le Guin. Point d’entrée dans la littérature de l’Imaginaire, je vous avais présenté les superbes Contes de Terremer. Mais contrairement à ce qu’a pu laisser entendre cette introduction, c’est dans la Science-Fiction qu’Ursula K. Le Guin s’est révélée et illustrée.
Issue de parents anthropologues, et elle-même détentrice de diplôme en ethnologie, l’autrice a fait du genre humain le cœur de son travail. Dans l’exploration des dynamiques sociétales et de la place de l’Homme dans l’univers, Ursula K. Le Guin a su saisir l’essence même de ce qu’est la Science-Fiction : porter un regard sur le monde, l’interroger, et ce, par le biais de l’incursion de l’imaginaire comme mise à distance. S’il fallait élire un seul roman parmi le travail prolifique de l’autrice afin de démontrer l’excellence de son œuvre, le choix se porterait sans nul doute sur Les Dépossédés.
Publié en 1974, Les Dépossédés est un roman de SF d’environ 400 pages. Il est le sixième tome du grand Cycle de l’Ekumen. Il se découvre toutefois en lecture unique si l’on ne souhaite pas entamer une saga conséquente. En voici le résumé :
Sur Anarres, les proscrits d’Urras ont édifié, il y a cent soixante-dix ans, une utopie concrète fondée sur la liberté absolue des personnes et la coopération. Ce n’est pas un paradis, car Anarres est un monde pauvre et dur. Mais cela fonctionne. A l’abri d’un isolationnisme impitoyable qui menace maintenant la société anarchiste d’Anarres de sclérose. Pour le physicien anarresti Shevek, la question est simple et terrible. Parviendra-t-il, en se rendant d’Anarres sur Urras, à renverser le mur symbolique qui isole Anarres du reste du monde ? Pourra-t-il faire partager aux habitants d’Urras la promesse dont il est porteur, celle de la liberté vraie ? Que découvrira-t-il enfin sur ce monde d’où sont venus ses ancêtres et que la tradition anarrestie décrit comme un enfer ?
Qu’on se le dise tout de go : Les Dépossédés est une œuvre magistrale, l’un des romans majeurs du XXème siècle et j’en recommande la lecture à tout appréciateur de littérature – amoureux de l’Imaginaire ou non. Alors, en quoi ce roman marque t’il tant l’histoire de la littérature ?
Il y avait un mur. Il n’avait pas l’air important. Il était construit de roches non taillées, à peu près cimentées. Un adulte pouvait regarder par-dessus, et un enfant même pouvait l’escalader. Là où il croisait la route, plutôt qu’une barrière, il dégénérait en une presque géométrie, une ligne, une idée de frontière. Mais l’idée était réelle. Elle était importante. Pendant sept générations, il n’y avait rien eu au monde de plus important que ce mur.
Comme tout mur, il était ambigu, à double face. Ce qui se trouvait à l’intérieur et ce qui se trouvait à l’extérieur, cela dépendait de quel côté vous vous trouviez.
Dans Les Dépossédés, Ursula K. Le Guin nous livre une utopie anarchiste : la lune Anarres à la société idéale. Définissant elle-même son œuvre comme une utopie ambigüe, nous ne vivons pas ici un rêve extraordinaire sorti de quelque esprit rêveur, ni ne nous frottons à l’irritation d’un idéal irréalisable et naïf. Les Dépossédés narre une société crédible et logique. C’est-à-dire que les travers humains – la raison même pouvant rendre impossible cette utopie – ont été considérés et pris en compte. « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels » comme l’a dit un certain Alfred de Musset. Mais voilà qu’Ursula K. Le Guin sait la nature de l’Homme et c’est après plusieurs années d’études, de réflexions et de conversations, qu’elle a pu anticiper les potentielles lacunes et invraisemblances de son récit – les pièges dans lesquels il aurait été possible de tomber. Les Dépossédés est une œuvre au travail de fond formidable, en plus d’être délivré par un cerveau bien fait et une solide plume poétique. En somme : oui, la vie sur Anarres fonctionne. Et ce parangon de vertu est aussi séduisant que douloureux à lire, lorsque nous affrontons les dures réalités de notre propre société capitaliste et hiérarchique.
Les deux mondes antithétiques d’Anarres et Urras nous sont présentés en le personnage de Shevek. Shevek est un homme scientifique, mais surtout le pur produit de la lune dont il est originaire. Shevek est en possession d’une grande théorie scientifique révolutionnaire ; la réunion de la séquence et de la simultanéité du temps. Si nous ne sommes pas versés en sciences physiques, l’autrice nous tend gracieusement la main : Ursula K. Le Guin a su créer un concept compréhensible pour nos esprits néophytes, et si bien amené que nous n’éprouvons pas le besoin d’aller gratter le sujet pour y déloger quelque défaut. Il est toujours difficile, même délicat, pour un·e auteur·ice de créer une théorie imaginaire ; Ursula K. Le Guin le réalise ici de façon magistrale.
A l’image de sa théorie radicale et révolutionnaire, Shevek applique l’opposition de deux idées à l’échelle des sociétés qu’il habite et visite. La quête scientifique est inextricable de sa vie personnelle : Shevek fait face aux imperfections d’Anarres mais se frotte également aux horreurs d’Urras. Avec lui, nous nous interrogeons quant à ce qui est à prendre, à laisser et ce que nous pouvons faire en tant qu’individu. Si les mondes d’Anarres et d’Urras nous apparaissent binaires dans un premier temps, nous découvrons plutôt aux côtés du protagoniste un contraste. Shevek nous apporte des dégradés de gris, des nuances de philosophie et de réflexions politiques. Le monde n’en devient que plus tangible, le bien fondé de ses interrogations d’une réelle évidence. Mais Shevek est aussi un être humain doué de sensibilité, non pas seulement un cerveau bien musclé. S’il cherche à comprendre les secrets du monde et est un travailleur acharné, Shevek connait des phases sans inspiration, d’intenses manques de créativité. C’est également un homme amoureux, un homme parfois tenté, un homme souvent seul et doté de régulières mélancolies. Il est capable de grandes choses, d’erreurs magistrales, de naïveté ou d’intransigeance. Et par-dessus tout, Shevek cherche sa place dans le monde, le juste équilibre.
Très jeune, il avait su que d’une certaine façon, il n’était pareil à personne d’autre qu’il connaissait. Pour un enfant, la conscience d’une telle différence est très douloureuse, puisque n’ayant rien fait encore, et étant incapable de faire quoique ce soit, il ne peut la justifier. La présence fiable et affectueuse des adultes qui sont aussi, à leur manière, différents, est le seul réconfort qu’un tel enfant puisse avoir ; et Shevek n’avait pas eu cela. Son père avait en effet été complètement fiable et affectueux. Quoique ce soit que Shevek fut, et quoiqu’il fit, Palat l’appréciait et lui était loyal. Mais Palat n’avait pas été doté de cette malédiction de la différence. Il était comme les autres, comme tous les autres pour qui la communauté venait avec aisance. Il aimait Shevek, mais il ne pouvait lui montrer ce qu’était la liberté, cette reconnaissance de la solitude de chacun, qui elle seule peut la transcender.
Et justement, Ursula K. Le Guin questionne régulièrement la liberté et ses paradoxes. De par sa profession scientifique, Shevek remet en question. Ça en serait presque un réflexe, un automatisme instinctif. Mais quelle est la place d’interrogations dans une société où tout a été conçu pour atteindre la perfection ? Questionner devient-il seulement blesser, ou est-ce une réponse pour continuer à évoluer ? A l’échelle individuelle, est-ce que ne jamais s’engager est synonyme de liberté ? Cependant, si l’on souhaite impacter l’avenir, l’amener à mieux, une promesse est nécessaire. Alors, que faire de ce paradoxe ? De même, Anarres est un satellite modeste, à la vie rude mais profondément respectueuse des spécificités de chacun·e. A l’inverse, Urras est une planète belle, riche de tout, et percluse de tyrannie, de violences et de corruption. Peut-on se nourrir, continuer à apprendre par le biais d’un contact avec Urras ou faut-il perdurer dans la solitude extrême ? Peut-on maintenir le paradis quand il est isolé ? se demande Shevek.
Cet univers si bien ficelé, aiguisé à la perfection est porté par la plume remarquable de l’autrice. Après quinze années de pratique littéraire, Ursula K. Le Guin démontre dans ce roman la maîtrise sûre de son écriture. C’est une autrice qui aime profondément les mots, et fidèle à son style, elle fait toujours autant preuve de poésie – tant dans la tournure que dans le rythme de ses phrases. Et c’est aussi grâce au langage qu’Ursula K. Le Guin porte Les Dépossédés parmi les œuvres remarquables. En effet, l’autrice a accordé un soin pointu aux termes utilisés – ou non, dans sa société utopique. Plus encore, elle questionne la grammaire prescriptive et descriptive. C’est-à-dire qu’Ursula K. Le Guin oppose le langage hiérarchique, normatif de la planète d’Urras, au langage que l’on définirait aujourd’hui d’inclusif, sur le satellite Anarres. Quoi de plus contemporain et d’actualité que ce sujet tant débattu ? Rappelons que le roman a été publié en 1974.
“Je viens avec les mains vides et le désir de défaire des murs.”
Et ce sera là l’objet de ma conclusion de cette chronique : Les Dépossédés a cela d’intemporel d’être une œuvre toujours autant d’actualité. C’est un roman aux sources infinies de citations, de phrases à méditer, à retenir. C’est un livre qui grandit avec nous, aux nombreuses couches et interprétations de lecture. Les thématiques y sont nombreuses, riches de réflexions, et elles nous accompagnent tout au long de nos vies. Je n’ai aucun doute quant au fait d’avoir un regard encore différent à sa relecture dans quelques années, ou bien, d’y découvrir quelque nouvel aspect qui m’avait échappé. Ursula K. Le Guin est un trésor de la littérature ; faites vous du bien, lisez Ursula.
Allez, la bise les ami·es,
Bon dimanche.

1 thought on “La modestie de l’idéal”