La semaine dernière, nous retrouvions Ursula K. Le Guin dans le monde de la Science-Fiction, plutôt que de la Fantasy. Cette fois-ci, faisons l’inverse : je vous avais raconté l’unique œuvre de Science-Fiction de Megan Lindholm. Aujourd’hui, je vous présente l’un de ses romans fantastiques.
Ainsi qu’expliqué dans cette précédente chronique, l’illustre Robin Hobb a longtemps officié sous le nom de plume de Megan Lindholm. Au travers de cette seconde personnalité, l’autrice explore des récits plus ancrés dans notre réel ; elle incorpore des métaphores puisées au sein de sa propre vie, ses questionnements quant à l’évolution des mœurs et des personnes qui lui sont proches. Avec soin, Lindholm ficelle tout cela d’éléments imaginaires et dépose dans nos mains la somme de ses visions du monde.
Parmi ses nombreux écrits se trouve une petite perle de roman : Le Dieu dans l’Ombre – un livre publié en 1991, d’environ cinq cent pages. Il est édité en France chez les Editions ActuSF. En voici le résumé :
Evelyn est une jeune fille vivant en Alaska qui s’intéresse plus à la nature qui environne sa maison plutôt qu’à ses copines et aux sujets qui traditionnellement passionnent les jeunes filles de son âge. Depuis sa tendre enfance, elle a l’habitude de rejoindre Pan, un jeune faune, au milieu de la forêt et de s’amuser avec lui. Mais l’arrivée de ses règles et son entrée dans l’âge adulte repousse le faune qui ne reparaît alors plus.Des années ont passé. Evelyn est mariée avec Tom avec qui elle a eu un enfant, Teddy. À la suite d’un problème dans la famille de Tom, ils se rendent tous les trois dans leur maison afin de leur fournir assistance pendant quelques mois. Malgré un accueil qui se voulait chaleureux, Evelyn n’est pas très bien intégrée dans la famille et au plus le temps passe, au plus elle se sent rejetée. C’est à ce moment que Pan, devenu adulte, fait sa réapparition. La tentation est grande pour Evelyn de rejeter sa vie actuelle qui ne lui apporte aucune joie ni plaisir, en dehors de la présence de son fils, pour se plonger dans une vie faite d’instincts et de plaisirs primaires.
Je crois que ce qui définit le plus l’unicité du travail de Lindholm, c’est l’alliance entre la puissance de sa plume et la profondeur de caractérisation de ses personnages. Megan Lindholm raconte des vies, des êtres dans tout ce qui les définit, et non de grandes quêtes fabuleuses et épiques. Alors, la prime et aventureuse jeunesse d’Evelyn passe à toute vitesse ; avec elle, nous sommes enfant sauvage, se carapatant dans les forêts, accompagné·e de notre ami imaginaire le Faune. L’Alaska est à la portée de chacun de nos rêves ; on y découvre les hivers rudes, ce que la nature prend de nous, ce qu’elle refuse – mais aussi les printemps où le floral se découvre, la chaleur des étés en bord de rivière. Mais voilà qu’Evelyn grandit, le Faune disparaît et de jeune fille introvertie, elle devient une femme dont la nature se voit toujours plus retranchée, diminuée. Le rythme se ralentit, s’allonge, s’étire à la mesure des tâches répétitives du quotidien d’Evelyn. L’autrice nous amène à ressentir comme sa protagoniste et avec elle, nous éprouvons les injustices, les déceptions, les frustrations, et finalement, la douleur terrible du drame.
Dans le Dieu dans l’Ombre, Megan Lindholm nous livre ce qu’est être une femme au XXème siècle. Puisque l’autrice est experte en capture des idiosyncrasies de ses protagonistes, il ne pouvait en résulter qu’un roman aussi beau, juste et authentique, que difficile et douloureux. Evelyn est un personnage assez antipathique – elle geint souvent, n’ose rien, ne s’exprime jamais, il nous vient l’envie régulière de la secouer un grand coup. Pourtant, nous restons à ses côtés, loyaux et engagés, emplis de compassion. Lindholm dépeint une femme face aux attentes d’une société qui enferme, une femme qui bataille dans sa contradiction entre l’individualité et la maternité, une femme qui veut seulement être aimée, alors que tous la poussent à se renfermer. Avec Evelyn, nous vivons le souhait d’entourer son enfant, le choyer, lui apporter ce qu’il y a de meilleur ; mais aussi les compromis, les défaites, les batailles que rien ne sert de mener. Lindholm saisit avec une finesse terrible toute la subtilité de son personnage, et des émotions face aux épreuves encourues. Au cours du roman, la situation évolue tant et si bien qu’elle nous en devient insupportable ; l’échappatoire devient une nécessité absolue. Et c’est cela même que l’autrice nous offre.
Si Le Dieu dans l’Ombre est un roman sur l’amour, il n’est pas un livre romantique. L’autrice parle de ce sujet, là encore, avec une profonde pertinence. Dans sa relation au faune Pan, Evelyn explore les multiples facettes d’une relation destinée à grandir. Des jeux innocents de l’enfance à la sensualité exacerbée de la maturité, Evelyn découvre en le faune la constance de l’amour. De Pan, Lindholm nous dit tout : elle détaille jusque dans les moindres détails ce qui fait du faune, un faune, et ainsi, le défait de sa figure mythologique mystérieuse. Pan quitte le fantastique pour rejoindre nos contrées tangibles. Au travers de cette relation amoureuse, Evelyn connait le véritable compagnonnage : elle apprend l’unité d’un groupe, la solidarité, la résistance du sentiment dans ses fluctuations et changements.
En apprenant ce qu’est l’amour véritable, Evelyn se déleste de ce qui la noyait. Aux côtés du faune, Evelyn défait, refait, se renforce et finalement, lorsque nous la quittons, nous la savons enfin au bout de sa quête de liberté. Et si Evelyn a toujours dépendu d’hommes dans son histoire, chez Lindholm rien n’est gratuit. L’autrice nous enseigne que chacune possède son propre parcours, aucune n’est égale dans son chemin. Certaines nécessitent la présence de ceux-là même qui les blessent et les détruisent, pour, enfin, parvenir à leur véritable nature et s’autoriser à la vivre.
Le Dieu dans l’Ombre est un de ces livres au goût particulier, à la saveur étrange. C’est un roman aussi beau, puissant et poétique, que difficile, agaçant et insoutenable par moment. C’est un livre qui marque, qui laisse méditatif·ve. Il me revient souvent à l’esprit : une note de mystère, d’admiration aussi. Je revois Evelyn, enfant, allongée dans les herbes au bord du ruisseau, un faune jouant de la flûte à ses côtés.
Je vous souhaite un dimanche plein de mélodies,
La bise les ami·es.
