Depuis plusieurs mois que mon amie Mary me poussait, me tannait à lire le roman Sidérations de Richard Powers. Il ne me manquait que l’occasion, le « bon moment » – celui que l’on saisie à la volée et qui met à mal tout notre programme de lecture établi. Durant mes explorations de livres de seconde main, mon regard a croisé la couverture bleue attendue et ni une, ni deux, nous rentrions ensemble. En l’espace d’une journée à peine, les 400 pages étaient dévorées, bues jusqu’à en étouffer, et pourtant, ce livre n’en a toujours pas fini avec moi. Il continue de m’habiter, je me retrouve à le feuilleter, à songer à ce qui m’a marquée. Je tourne et retourne les mots dans mon esprit, les observe de loin et de près aussi. Et puisque je ne taris pas de recommandations à son sujet, les ami·es, vous non plus ne saurez y échapper !
Dans une Amérique au bord du chaos politique et climatique, un père embarque son jeune fils souffrant de troubles du comportement dans une sidérante expérience neuroscientifique. Richard Powers signe un nouveau grand roman questionnant notre place dans le monde et nous amenant à reconsidérer nos liens avec le vivant.
Sidérations est une exception dans la ligne éditoriale de ce blog : ce n’est pas un roman de fantasy, ni de Science-Fiction. Cependant, l’Imaginaire n’est pas bien loin ; Powers juxtapose la science neurologique et spatiale à sa fiction réaliste. L’atmosphère y est très proche de ce que nous connaissons en tant que lecteur·ices d’Imaginaire ; nous baignons dans un univers couturé de références aux grandes œuvres de notre littérature chérie, tricoté dans la chair d’un monde aux allures dystopiques et de la difficulté à y trouver sa place. Seulement, ce monde est bien le nôtre et ce qui y est raconté, en rien une création de l’esprit.
There was a planet that couldn’t figure out where everyone was. It died of loneliness. That happened billions of times in our galaxy alone.
Il y avait une planète qui n’arrivait pas à comprendre où tous les autres se trouvaient. Elle mourrut de solitude. Cela arriva des milliards de fois dans notre seule galaxie.
Dans cette œuvre publiée en 2021, Richard Powers établie une temporalité assez courte : le récit prend place entre deux anniversaires de Robin, le fils de Théo. Le récit est haché en chapitres courts, dépeignant des moments de vie de ce duo. A mi-chemin entre poésie et prose de roman, Sidérations propose un format aéré. Le style même s’en voit influencé : l’on y trouve des tournures de phrase proches de la rime et un romantique lyrisme. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir le personnage principal mentionner le poète Neruda ; Sidérations a des airs de grand hommage à sa personne. Powers ne tombe cependant pas dans la mièvrerie, ni les envolées exaltées. Plutôt, il nous offre un roman tactile : rugueux ou doux, mais toujours implacable de réalisme. Le diable est dans les détails et l’auteur le sait bien – c’est là toute la puissance de la caractérisation de ses personnages. Powers porte un œil attentif à ce qui démontre l’émotion chez les autres et le petit Robin nous apparait plus vrai que nature. La plongée dans Sidérations est entière, rien ne nous en décroche.
They share a lot, astronomy and childhood. Both are voyages across huge distances. Both search for facts beyond their grasp. Both theorize wildly and let possibilities multiply without limits. Both are humbled every few weeks. Both operate out of ignorance. Both are mystified by time. Both are forever starting out.
Ils ont beaucoup en commun, l’astronomie et l’enfance. Tout deux sont des voyages au travers de distances géantes. Tout deux cherchent des faits au-delà de leur possible. Tout deux théorisent sauvagement et laissent les possibilités se multiplier sans limite. Tout deux sont rendus humbles régulièrement. Tout deux opèrent depuis leur ignorance. Tout deux sont déconcertés par le temps. Tout deux recommencent toujours.
Dans ce roman, Powers nous parle des contradictions d’un père : astrobiologiste et militant pour la science, Théo ne sait se résoudre à croire en cette même science et avoir recours à la médicamentation pour venir en aide à son fils. La peur viscérale, le lien si fort, priment sur la raison. Et pourtant, ce sont bien les recherches qui apaiseront les colères de Robin. Le paradoxe est raconté avec justesse, Théo aveugle à ses oppositions internes, délivrées comme des évidences face à un monde ennemi. Théo et Robin créent et forment un cocon ensemble, une carapace solide à l’encontre des Autres. Petit garçon de 9 ans, Robin est quant à lui traversé par les maux de sa génération : il a les yeux bien trop ouverts sur la réalité du changement climatique. Le monde est une absurdité sans fin, les Hommes se refusent à le voir. Le combat est aussi féroce que l’horreur ressentie par Robin. Et pour fer de lance dans cette bataille : une épouse et mère disparue, bien plus apte et subtile que les deux soldats.
Life is something we need to stop correcting. My boy was a pocket universe I could never hope to fathom. Every one of us is an experiment, and we don’t even know what the experiment is testing. My wife would have known how to talk to the doctors. Nobody’s perfect, she liked to say. But, man, we all fall short so beautifully.
La vie est quelque chose qu’il nous faut cesser de corriger. Mon garçon est univers de poche que je ne pourrais jamais espérer percer. Chacun d’entre nous est une expérience et nous ne savons même pas ce que l’expérience analyse. Ma femme aurait su comment parler aux docteurs. Personne n’est parfait, elle aimait dire. Mais avec quelle beauté nous faillons à l’être.
Sidérations est un roman très fort émotionnellement. L’auteur nous prend par le cœur, le serre bien fort entre ses mains et ne le relâche qu’une fois son propos mené à bien. Powers sait faire usage de nos cordes sensibles ; il murmure des phrases aussi belles que saisissantes de réalisme. C’est un roman de toute beauté – autant dans sa forme que le fond délivré. C’est résolument un de mes coups de cœur de l’année.

Je vous souhaite un bon dimanche les ami·es,
La bise.