A plusieurs reprises, j’ai vu le nom de Guy Gavriel Kay évoqué dans les sphères anglo-saxonnes de la littérature de l’Imaginaire et avec, toujours rattachés, les termes « belle plume ». Dernièrement avide d’un livre fort, d’un livre à la confection solide, c’est avec timidité que j’ai amorcé l’introduction de Tigane. Dès les premières lignes, j’ai compris que ce roman me happerait dans sa vague.
Par le passé, Brandin d’Ygrath et Alberico de Barbadior, deux puissants sorciers représentant deux empires rivaux, ont conquis chacun la moitié de la péninsule de la Palme, qui n’a pas su surmonter ses divisions pour s’unir contre les envahisseurs. Mais, lors d’une bataille entre l’armée de Brandin et la nation de Tigane, le fils unique de Brandin a été tué et Brandin, fou de douleur, a jeté pour se venger un terrible maléfice sur cette province. Le souvenir de l’existence et le nom même de Tigane ont disparu de la mémoire des gens, hormis ceux nés à Tigane avant le lancement du sort. Pour tous les autres, la Tigane s’appelle la Basse-Corte et n’est qu’une province insignifiante.
Vingt ans plus tard, un petit groupe de rebelles originaires de Tigane cherche par tous les moyens à libérer la péninsule de ses deux occupants étrangers.
Guy Gavriel Kay explore la fabrique identitaire d’un peuple et les mécanismes de la résistance ; Tigane est un roman sur le combat pour la liberté et la mémoire.
C’est un roman au rythme lent ; il porte sur la réflexion d’un combat à mener, ses implications, et la manière de progresser vers son objectif. Principalement construit de monologues internes et de planifications, Tigane n’est pas un roman de divertissement aux constants rebondissements et scènes d’actions. Néanmoins, c’est le souffle retenu que nous poursuivons la quête d’une réappropriation d’un foyer – home – et d’un héritage historique. Avec un malin plaisir, nous nous faisons le témoin des innombrables machinations mises en place pour amener un peuple à se soulever face à la tyrannie. Il y a une grande finesse dans les projets construits et tout·e lecteur·ice appréciateur·ice de politique y trouvera pleinement son compte.
“He walked through a world shaped and reshaped every single moment around the knowledge that Tigana was gone”.
Il marchait dans un monde façonné et refaçonné à chaque instant autour du savoir que Tigane n’était plus.
Pour un roman qui tient en un seul volume, les personnages y sont nombreux. Chapitre après chapitre, nous explorons différents êtres dont la caractérisation est très complète. En 700 pages, Guy Gavriel Kay a su créer un panel de personnalités vaste et travaillé à souhait. Il ne nous apparait jamais qu’un·etel a été délaissé·e en faveur d’une·tel dans son développement. De même, l’auteur parvient à ne pas nous perdre dans cette prolifique vie. J’ai particulièrement apprécié la volonté de Guy Gavriel Kay de dépeindre un monde non manichéen – à plusieurs reprises, nous découvrons des motivations et chemins de pensées très différents. Une chose unie ces personnages – la reconquête de Tigane –, mais chacun·e emprunte un chemin différent vers ce lieu commun. Si l’on se voit en désaccord avec tel personnage, l’on comprend néanmoins comment iel est parvenu à sa mentalité du moment. Guy Gavriel Kay a à cœur de démontrer les nuances d’un être vivant ; dans Tigane, un héros esclavagise un homme, un autre prône la non réaction face à la dictature sous couvert de paix sociale, tandis qu’une femme s’offre à l’ennemi en toute conscience. Je fais une mention spéciale pour le personnage de Dianora, qui, à mon sens, est le personnage féminin le plus puissant de l’œuvre – et ce, notamment, de part toute la complexité et les contradictions dont elle est percluse. Le fil narratif de Dianora est un vrai tour de force dans le paysage politique et humain de Tigane.
J’ai aussi trouvé de superbes amitiés dans ce roman. L’auteur parvient à narrer toute la force de l’amour amical, et plus encore, il raconte des preuves d’attention entre hommes. J’ai été très touchée par l’aisance avec laquelle Guy Gavriel Kay démontre qu’il est tout à fait possible pour deux hommes de se faire des compliments et d’avoir recours à des attentions physiques. Ces marques d’affection ne sont jamais teintées de tension sexuelle, ni de rejet par ego mal placé ; ce sont des marqueurs de ce qui les lie et leur douceur donne chaud au cœur.
“I am learning so many things so late. In this world, where we find ourselves, we need compassion more than anything, I think, or we are all alone.”
J’apprends tant de choses si tard. Dans ce monde, où nous nous trouvons, nous avons besoin de compassion plus que tout autre chose, je crois, ou nous sommes complètement seuls.
La prose de Guy Gavriel Kay est une totale réussite. L’auteur fait montre d’une plume poétique et aérienne sans avoir recours à des mièvreries, ou envolées lyriques. C’est un auteur qui a le sens du découpage cinématographique. C’est-à-dire que de nombreuses scènes sont connectées entre elles, ou bien racontées par différents points de vue de personnages. Afin de les nouer, Guy Gavriel Kay use de fines transitions visuelles, ou bien des extraits de dialogues et monologues internes faisant écho à l’un·e des autres personnes. Guy Gavriel Kay sait intégrer le mystère, les doutes, la réflexion et l’attente. Il sait dire la beauté d’un arbre ou d’un reflet sur la mer sans tomber dans le cliché. Il sait dire les inflexions de voix, les mimiques d’un visage. Guy Gavriel Kay parvient à faire ce dont beaucoup d’auteur·ices rêvent : c’est un poète qui maîtrise la prose.
Il est à noter qu’aujourd’hui, la tendance est à couper et serrer les textes au maximum. Ce en réaction aux textes extrêmement longs et descriptifs de la Fantasy des générations précédentes. Dans cette œuvre publiée en 1990, Guy Gavriel Kay démontre un juste équilibre entre les deux tendances et nous permet de renouer avec les longues phrases.
“Language. The process of sharing with words seemed such a futile exercise sometimes.”
La langue. Le procédé d’échanger avec des mots paraissait un tel exercice futile parfois.
La construction de l’univers de Tigane, et de sa péninsule, est impressionnante. Guy Gavriel Kay nous transporte dans un univers neuf. Il nous donne assez d’éléments spécifiques à ce lieu imaginaire pour ne plus toucher Terre, tout en amenant des images de renaissance italienne à notre esprit. Ce qui est très malin dans le cadre d’un volume unique : l’exercice n’est pas aisé de construire une toute autre contrée en tout juste 700 pages. Guy Gavriel Kay a un sens profond de la construction d’une histoire, d’un lieu. Il connait les ficelles d’un récit bien arrangé.
A cette œuvre, je vois trois défauts : la montée en puissance espérée de certains personnages féminins, mais qui ne vient pas ; la brusquerie d’une romance dépeinte, dont je n’ai pas compris l’origine amoureuse ; l’inutilité d’une scène sexuelle entre deux personnages familiers.
“Tigana, let my memory of you be like a blade in my soul.”
Tigane, laisse mon souvenir de toi être telle une lame dans mon âme.
Tigane a été un très grand coup de cœur et j’ai éprouvé énormément de plaisir à redécouvrir une littérature Fantasy plus classique et ô de si grande qualité.
Je m’en vais dévorer le reste des écrits de Guy Gavriel Kay, et je vous envoie une bise,
Bon dimanche.
