Je me rappelle avec tendresse les lectures épistolaires de mon adolescence ; la saveur du romantisme à son apogée. Juliette Drouet à Victor Hugo, John Keats à Fanny Brawn – autant de mots mis sur les émotions fleurissantes d’un cœur tout jeune. Mais plus encore qu’une éducation sentimentale, la littérature épistolaire se fait aussi le récipient d’époques. Entre ses lignes, l’on perçoit ce qui les constitue : mœurs, traditions, interdits, et obligations sociales. Les lettres sont les artefacts d’un temps révolu.
Qu’est-ce que la littérature réaliste peut bien avoir avec notre ligne éditoriale ? me demanderez-vous. Et bien, tout. Car, la littérature de l’Imaginaire se fait le jeu du vrai, le renversement et l’étirement de notre réel. Et aujourd’hui, j’ai le plaisir de vous présenter une œuvre épistolaire de Science-Fiction.
C’est ainsi que nous gagnons.
Bleu et Rouge, deux combattantes ennemies d’une étrange guerre temporelle, s’engagent dans une correspondance interdite, à travers les époques et les champs de bataille. Ces lettres, ne pouvant être lues qu’une seule fois, deviennent peu à peu le refuge de leurs doutes et de leurs rêves. Un amour fragile et dangereux naîtra de leurs échanges. Il leur faudra le préserver envers et contre tout.
Les oiseaux du temps est une nouvelle de 200 pages, co-écrite par Amal El-Mohtar et Max Gladstone. Publiée en 2019, elle reçoit de nombreux prix tels que le Nebula, le Hugo et le Locus Award et est acclamée de manière internationale. Son titre anglais est This is how you lose the time war.
“Tell me something true, or tell me nothing at all.”
Dis moi quelque chose de vrai, ou ne me dis rien du tout.
Œuvre courte, Les oiseaux du temps est une mosaïque de scènes vécues en alternance par Bleu, combattante pour Commandante, et Rouge, combattante pour Jardin. La bataille prend place dans le fil du Temps ; on y découvre des interventions indirectes de la part des soldates dans la fabrique du passé et du futur. Chaque camp modèle et remodèle les évènements à venir ou terminés, avec pour objectif de mener vers la société qui leur sied le mieux. C’est une guerre de longue haleine et un travail d’orfèvre pour définir quelle action mènera un individu à emprunter le chemin souhaité. Nous témoignons ainsi d’éruptions volcaniques, de chuchotements à l’oreille de Gengis Khan, ou de modulations du vent pour souffler un air inspirant à quelque moine en quête de révélation. Néanmoins, Les oiseaux du temps ne se positionne pas comme œuvre SF casse-tête. Loin des trames à l’enchevêtrement complexe, ou de l’étude des paradoxes temporels, Les oiseaux du temps se veut plutôt comme une ode à l’amour envers et contre tous.
“Et cette lettre est un couteau sur ma gorge, si couper est ce que tu recherches.”
Les oiseaux du temps narre le travail de soldat : Rouge et Bleu ne sont pas décisionnaires, seulement exécutantes. Toutefois, elles ont toutes deux pour spécificité d’être dotées de force et résistance surhumaines, ainsi que d’un fin esprit stratège et pernicieux. Fine élite de la troupe, Bleu et Rouge se démarquent des autres, au cœur d’une guerre sans fin. De cette solitude va poindre la curiosité, puis, le besoin de trouver un·e pair·e.
Dans cette guerre sempiternelle, El-Mohtar et Gladstone parlent d’un amour lesbien et qui, pourtant, se voit défait des archétypes normatifs du genre. Bleu et Rouge empruntent mille figures, des millions de rôles, et par ce moyen, se libèrent de toute performance féminine pressurisante. Elles sont deux soldates puissantes, compétentes, féroces de détermination. Et c’est tout ce qui compte.
Profondément inscrit dans le genre romantique, Les oiseaux du temps démontre une structure interne poétique très solide. La prose y est hachée, nette et structurée ; l’abondance se situe dans le travail de la lexicographie. En effet, El-Mohtar et Gladstone ont effectué un superbe travail de références populaires et de jeux sur le vocabulaire de la couleur ; ils nous poussent à rechercher des termes, s’interroger quant à la signification de telle mention et ainsi, l’expérience de lecteur·ice vivifie l’œuvre.
“C’est fou tout le bleu qu’on peut trouver dans le monde, en cherchant un peu. Tu es différentes couleurs de flammes : le bismuth brûle bleu, comme le cérium, le germanium et l’arsenic. Tu vois ? Je te verse dans d’autres choses.”
Les oiseaux du temps est un camaïeu d’émotions, un dégradé haut en couleur de ce qu’est l’amour. C’est une lecture dont j’ai adoré l’expérience et définitivement un coup de cœur. A lire, relire et à offrir partout autour de soi.
La bise les ami·es,
Bon dimanche.
