C’est un drôle de petit livre que celui-ci.
Autobiographie d’un poulpe est une de ces œuvres délicieusement troublantes, où le réel et l’imaginaire sont intriqués, confondus, se brouillent et s’incorporent. Une de ces œuvres où la narration se fiche bien de son·a lecteur·ice, lui impose son cadre, son genre, son écrit et puis après tout, pourquoi pas, ne sommes-nous donc pas ici pour une expérience nouvelle ? Faut-il toujours expliquer, dérouler, indiquer ?
Tout cela, Vinciane Despret en fait son parti dans ce court récit d’anticipation – 140 pages tout juste ! – qui aime à flirter avec la Science-Fiction. La nouvelle se déroule dans un nouveau millénaire, lorsqu’une communauté scientifique s’engage et développe un nouveau domaine : la thérolinguistique. C’est-à-dire, l’étude des histoires narrées par les animaux et leur façon de les exprimer.
Vinciane Despret construit son récit en deux parties. La première est de nature documentaire : ce sont des archives de communications entre professionnels, des comptes-rendus, des discours de colloques annotés. Ascétique et âpre, celle-ci a le don de désarçonner quiconque s’attendant à de jolis contes animaliers. Néanmoins, il est bon de s’accrocher. Car l’autrice ne formalise pas ici un essai, elle existe bien dans le domaine de l’imaginaire. Et par la forme méthodique, Despret nous révèle déjà bien des choses quant à la société qu’elle dessine. L’on y comprend l’historique de la révélation scientifique ; les doutes ayant jonchés son chemin, les scissions au sein d’un même groupe, les interrogations émaillant les réflexions de chacun·e. Finalement, tout ce qui mène à un consensus scientifique et la victoire du savoir sur l’ignorance.
Dans la seconde partie du livre, Vinciane Despret se lance dans la forme épistolaire. Cette fois-ci, nous sommes lecteur·ices de messages envoyés par une scientifique missionnée suite à la découverte d’une autobiographie, rédigée par un poulpe. Forme plus courante à nos yeux de lecteur·ices, l’expérience s’en voit, de fait, plus indulgente. Cependant, l’autrice ne relâche pas sa créativité pour autant. Elle nous introduit alors une notion nouvelle : celle des symenfants. C’est-à-dire, des personnes possédant des facultés de développement et de symbiose avec certains animaux. Ces enfants sont autant d’atouts pour la recherche, qu’ils sont un effort d’adaptation et d’acceptation de la part des autres humains. Là, Despret touche du doigt le cœur de ses réflexions : ne sont-ce pas ces poussées vers la compréhension qui nous enrichissent ? L’effort n’en vaut-il pas la peine ?
Dans Autobiographie d’un poulpe, Vinciane Despret s’inspire et spécule à partir d’évènements qui nous sont contemporains. Le changement climatique est le point pivot de ses interrogations et la mène à de jolies interrogations philosophiques sur le vivant dans toute sa globalité. L’anthropomorphisme est jeté à la poubelle, Despret souhaite parler des spécificités de chaque espèce et rejeter le prisme humain. Les notions scientifiques véritables s’entremêlent à la fiction et j’ai trouvé très audacieux de s’atteler au genre de l’anticipation via une forme aussi revêche. C’est une littérature technique, non aisée puisque non romancée, mais c’est surtout une littérature multidisciplinaire : l’autrice nous fournit des dizaines d’annotations, de réflexions, de sources dans lesquelles puiser et faire perdurer l’expérience. Vinciane Despret questionne notre rapport à l’image, à la symbiose avec la nature, à la communication dans son ensemble. Elle nous parle de langage, comment détricoter une langue, comprendre sa construction et tenter de la traduire. Despret s’amuse du behaviorisme et de sa simplification à l’extrême du comportement animal, ses personnages y voient une ignorance sotte digne d’un autre siècle.
Autobiographie d’un poulpe est une nouvelle réaliste, crédible, dont le genre est porté avec hardiesse et courage. Fortement inspiré par les travaux de Donna Haraway et d’Ursula K. Le Guin, Vinciane Despret réussit son pari haut la main : en nous lecteur·ice, elle instille le doute, se joue de la véracité des propos tenus. S’il n’est pas adapté à tous·tes, Autobiographie d’un poulpe saura ravir les curieux·ses en possession de deux heures de libre.
Il y a de l’ambition dans ce petit livre. Et ça, ça me plait.

La bise les ami·es,
Bon dimanche